Ça fait déjà un moment que certains d’entre vous ont fait remarquer que j’écoutais parfois des trucs bizarres — ce qui est parfaitement exact.
Alors je me suis dit qu’il pourrait être bon d’en faire la liste.
On ne sait jamais. Certains d’entre vous ont de la belle famille à contenter, des chefs de bureau à honorer pour nouvel an, des maîtresses ou des amants un peu crampons, des invités qui lorgnent la chaîne hifi d’une œil torve — voire des marchands de hifi qui vous regardent de haut quand vous arrivez dans l’auditorium avec sous le bras l’intégrale de Sardou…
La méthode est simple : vous enfournez le CD en réclamant non pas la première plage, mais une autre au hasard, vous callez le volume très haut et… Hop! De temps en temps, vous saisissez la zapette et
vous revenez en arrière en prenant un air extasié en vous retournant vers le vendeur d’un air complice pour lui dire : «einh! Quand même! quelle poésie! Quelle tessiture et quel espace!»… Ou bien vous tombez sur un fanatique du genre (en ce cas, un combat peut s’engager), ou bien vous tombez sur un pro qui ne moufte pas (insistez: tout être a ses faiblesses!), ou bien vous obtenez assez rapidement une réduc de 20% plus les câbles à condition de ne jamais revenir.
De plus, dresser pareille liste permettra à chacun de confesser la part d’ombre et de monstruosité qui le hante — un peu sur le modèle du Jerry Springer Show.
Un dernier mot : certains trouveront que ces morceaux ont un goût de pomme — c’est normal : il y en a dedans. N.B. On se limite
exclusivement à la musique «classique» (pour le reste: ouvrir un autre chapitre).
Donc je commence par les choses que j’ai en CD ou en enregistrements de concerts radiodiffusés — et exclusivement ceux que j’aime bien:
I. Les machins classés «Chiche que t’es même pas cap’»
a) Karlheinz Stockhausen,
Helikopter Streichquartett (quatuors pour cordes et hélicoptères) interprétés par le Quatuor Arditti, CD Montaigne Naïve MO 782097, 1999.
Les quatre instrumentistes montent en hélico, filmés et équipés de micro (trois chacun: un sur le chevalet de l’instrument, un devant le bouche du musicien, un à l’extérieur de l’appareil): on les voit en permanence sur des écrans. Dans le rêve de Stockhausen, quatre tours composées d’écrans et de haut-parleurs sont disposées autour d’une place où se tiennent les spectateurs et auditeurs. Il est évident à mes yeux qu’une édition en sacd ou en dvd-a 4.1 s’impose, ainsi qu’une version film.
L’ensemble dure 31’51 et est censé faire partie (ce quatuor s’intitulerait «Mittwoch») d’un vaste ensemble (intitulé «Licht») qui durerait plusieurs dizaines d’heures.
Après le décollage, les échanges entre les musiciens doublent les stridences des instruments, lesquelles fusionnent avec les bruits de palles et de turbines des hélicoptères. Cela symbolisera tout ce que vous voudrez, mais il est difficile de ne pas penser à la disparition de la musique — le quatuor comme paradigme du classique — dans la technique et son bruit.
b) La
Symphonie déchirée de Luc Ferrari (mort il y a peu). Je n’en ai qu’une version captée sur France Musique le 30 septembre 2000 (salle O. Messiaen) et interprétée par l’ensemble Ars Nova.
http://www.durand-salabert-eschig.com/f ... i_2001.pdf
C’est une œuvre longuement élaborée au fil des années — et l’on est tout à fait dans l’atmosphère ou dans la ligne de la musique concrète — et j’aurais bien évidemment pu choisir de placer ici des œuvres de Pierre Schaeffer (que j’aime aussi beaucoup) ou d’autres œuvres… Mais j’avoue une inexplicable prédilection pour cette pièce : une version éditée sur CD ou sur DVD me paraîtrait s’imposer (je m’étonne d’ailleurs qu’il y ait si peu d’œuvres de Ferrari qui soit encore disponibles, voire qui aient été enregistrées)
http://www.cdmc.asso.fr/biographies/d_g/ferrari.htm
II. Les machins classés «Âmes sensibles s’abstenir»
a) De George Crumb,
Black Angels par le quatuor Kronos (Nonesuch 79242, 1990), ou par le quatuor Miro (Bridge 9159).
La pièce a été composée en 1970 et on dit en général qu’elle constitue une protestation contre la guerre du Vietnam; elle est interprétée par un quatuor à cordes doté d’amplification et par des percusions variées. D’entrée de jeu on a effectivement le sentiment d’assister à un bombardement de la jungle au napalm et à l’agent orange! Ça ne laisse absolument pas indifférent et c’est d’ailleurs fait pour cela. L’alternance de ces moments d’une violence inouïe — au sens propre du terme — et de passages extrêmement poétiques, voire de citations de quatuors classiques au double sens du mot (
La jeune fille et la mort, par exemple), en fait une œuvre très expressive, qu’il faut aprivoiser petit à petit.
b) Henri Dutilleux, concerto pour violoncelle
Tout un monde lointain (œuvre composée sur la demande de Rostropovitch en 1970) — il n’est pas difficile de trouver une version sur CD de cette œuvre — ni d’ailleurs de toutes ses œuvres (par exemple dans la version de Rostropovitch lui-même rééditée en 2002 dans la collection «Gret Recordings of the Century).
Mais je préfère ici parler de la version donnée lors des — formidables! — journées Dutilleux proposées récemment par France Musique. La présence du compositeur, que ces journées ont honoré, et l’attention d’un public fervent donnent à l’orchestre et au soliste une tension et une présence très appréciables.
Y’en a d’autres évidemment — mais les bonnes choses, faut pas en abuser: sinon, c’est comme les gâteaux à la crème, on se dégoûte vite.
Vous l'aurez compris, en fait, je ne plaisante qu'à moitié. Ce type de musique — fort kantienne ou "austère" diront certains — invite à un autre type d'écoute. Elle n'est pas faite, c'est bien évident pour être «agréable” — ce qui ne veut pas dire qu'elle n'offre aucun plaisir. L'auditeur est ici convoqué à faire un effort et à prendre le temps — il faut écouter l'une de ces oeuvres, et répéter l'opération un certain nombre de fois, en espaçant les écoutes, jusqu'à s'être aclimaté à son atmosphère: alors on peut commencer à entendre en elles autre chose.
A vos claviers.
Cdlt