Un mucisien, particulièrement un chef d'orchestre, se construit souvent en réaction à une esthétique dominante, à une façon de faire de la musique ensemble qui n'est pas sans points communs avec la société dans laquelle il évolue.
Karajan jeune était en opposition radicale avec le style post-romantique de Furtwangler qui était lui-même en opposition avec le style beaucoup plus classique de Weingartner, Schuricht, Kleiber, Busch, Klemperer et Walter qui étaient en quelque sorte les héritiers de l'autre lignée : celle de Mendelssohn (pratiquée en France par... berlioz ce qui peut paraître étonnant quand on connaît sa musique), tandis que Furtwängler était lui dans la continuité du style de direction de Wagner. Le "classicisme" d'un côté contre le "romantisme" de l'autre. La croyance dans le texte d'un côté, de ce qu'il y a derrière de l'autre.
Karajan, comme les autres chefs cités de Weingartner à Walter, a été abasourdi par la tourné en Allemagne de Toscanini avec l'orchestre de la Scala à la fin des années 20 : jamais on n'avait entendu Beethoven joué avec une telle précision, une telle propreté orchestrale, une telle ferveur débarassée de la "lourdeur" post-romantique, post-wagnérienne (la musique de Wagner a elle aussi été ainsi hypertrophiée par les interprètes des annes 20 et 30).
Cette tournée de Toscanini a été un événement considérable qui a divisé le monde musical allemand : quelques très rares voix se sont élevées contre : Furtwängler en tête dont la réaction emprunte de jalousie maladive (grand chef, grand artiste, homme assez contingent) était assez nationaliste par bien des aspects. les journaux de l'époque ont relaté les prises de position pour et contre. Les pour l'ont très largement emporté.
Aussi Karajan, dont Toscanini était l'idole, a voulu débarasser l'interprétation beethovénienne de tout ce dont il pensait qu'il s'agissait de fausses traditions et d'amateurismes au strict sens de la direction d'orchestre. Les années passant, il a déradicalisé son style alerte, aux phrases découpées nettement, aux tempos vifs pour renouer avec des interprétations plus fondés sur les couleurs, le fondu orchestral, se plaçant au milieu du public dans une espèce de communion (c'est lui qui a voulou la disposition si particulière de la Philharmonie de Berlin) qui peut être "rejetée". Il n'en reste pas moins vrai que Karajan a, dans ses premières années, fait faire un travail de fond stupéfiant à un orchestre qu'il a singulièrement élevé du point de vue technique. De nombreux témoignages de musiciens disent combien ils en ont bavé, particulièrement les vents pour se mettre à niveau des exigences de Karajan. Ils l'ont d'ailleurs nommé chef à vie. Notons d'ailleurs que Klemper qui a commencé sa carrière comme un chef pratiquant des tempos, vifs, une interprétation ancrée dans les idées prônées par Ferruccio Busoni dans sa "Nouvelle objectivité", a fini lui aussi par revenir à une vision plus monumentale, cependant toujours débarassée du côté cosmique de Furt.
Tout ça pour dire que s'il est de bon ton de dauber Karajan, il n'en reste pas moins vrai, qu'à côté du voilier, du jet, de la façon dont il a filmé sa propre gloire, toute choses agaçantes, voire plus, il reste un des plus grands chefs d'orchestre et musicien du siècle passé. D'ailleurs, ses concerts étaient largement différents de ces disques des années Agfa Color (années 70).
On ne peut pas, en dehors de goûts personnels, affirmer que Furtwängler serait supérieur à tous les autres dans Beethoven. Il existe, c'est un géant, mais il est un géant dans un pays qui en compte d'autres, dont Karajan. Furtwängler faisait de la musique d'une façon enracinée dans une culture et une société qui n'existent plus. Idem de Karajan. Les deux restent des artistes géniaux. A coté Walter, Schuricht, Kleiber ne le sont pas moins!
Rattle? Son arrivée à Berlin obéit en quelque sorte au même principe. Après des années de Karajan, les musiciens ont choisi Abbado. Déception pour eux. Ils l'aiment, l'admirent, mais ils s'ennuient dans le relatif conformisme d'un chef qui n'a pas su renouveler le répertoire et pas davantage de façon profonde la façon de travailler et de réenvisager le rapport d'un orchestre à son époque. Les répétitions? Pas de travail approfondi. Alors évidemment, ils n'ont pas pris Barenboïm... dont le style post-furtwänglérien est une impasse, car Furtwängler comme Karajan ont construit des systèmes d'interprétation qui ne peuvent pas être des sources d'inspiration pour les plus jeunes qui ne sont que des épigones.
Rattle son ouverture vers la musique du XXe siècle, pas seulement les descendants de l'école de Vienne, mais à la façon anglo-saxone beaucoup plus ouverte : de Thomas Adès à Xenakis, en passant par Elgar et Berg, Gershwin et Duke Ellington, Falla, Mahler, son ouverture également vers le répertoire baroque de Monteverdi à Rameau, en passant par Bach (fantastique Saint Jean vue à la télévision), sa façon incontestable de diriger les grands chefs d'oeuvres du romantisme alleamand (Brendel dit être resté scotché par sa Neuvième de Schubert) faisaient de lui LE chef d'orchestre à nommer. J'ai écouté sa Cinquième de Mahler à la radio et regardée à la TV : transcendant, extraordinaire de liberté dans la discipline. Les grimaces? M'en fiche! J'aurais pas regardé que je ne les aurais pas plus entendues qu'on entend Karajan diriger les yeux fermés. Faisant ça, HVK a contraint les musiciens à s'écouter...
Boulez? Il s'est construit contre l'amateurisme du grand chef d'orchestre français Charles Munch dont le credo était "on ne répète pas les amis, vous savez jouer, ce sera très beau ce soir, au concert." On voit où ce mythe nous a mené : aucun orchestre français ne tient réellement la route face aux plus grands orchestres internationaux. Pendant que Munch ne travaillait pas : Monteux était contraint de travailler aux Etats-Unis où il a remis sur pied l'Orchestre de san Francisco après avoir remis en état celui de Boston... que Munch a laissé en ruines après son départ... Alors Boulez a cultivé la rigueur, la discipline, le travail. Et comme fondamentalement cela ne plait pas en France, on lui en veut. Cependant que Boulez peut, certains soirs, diriger avec une flamme, oui, oui!, incroyable qui lui est d'autant plus facile à obtenir que le concert à été répété! Je ne connais pas un seul musicien d'orchestre qui ne soit pas fondu d'admiration pour sa façon de diriger et pour l'homme qu'il est quand il descend du podium pour être un citoyen comme les autres avec eux.
Boulez ne diriger pas tout, bien. Mais bon, Munch était incapable de diriger le Sacre du Printemps comme Furtwängler, du reste.
Nous avons la chance d'avoir des milliers de témoignages sonores des grands chefs das le répertoire. C'est une chance et un malheur, car la réécoute permanente de certaines interprétations finit par nous les faire prendre pour l'oeuvre.
Bernstein est, lui aussi, le produit de son environnement. Et si je ne suis pas toujours convaincu par le résultat, particulièrement dans les années 60, o^ù il est un peu excessif dans ses choix, il faut le juger sur la totalité de son parcours. Et ma foi, certains jugements d'artistes qui ont travaillé avec lui, valent le nôtre : Christa Ludwig, qui n'est pas une sotte en plus d'avoir été l'une des très grandes mezzo des années 60 à 80, dit que ses interprétations du répertoire allemand étaient incimparables.
Alain
