La Huitième Merveille
La couverture originale de Rock Bottom en 1974, album vinyle. Splendide de sobriété, il s'agit d'une illustration d'Alfreda Benge, la femme de Robert Wyatt.
La réédition CD de 1998 propose une nouvelle illustration, toujours de la femme de l'artiste.
C'est l'histoire d'une musique magnifique qui a changé ma vie. Sa découverte est certainement la plus belle chose qui pouvait m'arriver. Vouloir la décrire est voué à l'échec. C'est une musique de l'absolu, un état de grâce qui rassure avec l'Homme. L'Homme est capable de grandes choses. Robert Wyatt nous offre une oeuvre très personnelle, un cadeau inestimable.
Mais cette splendeur est née dans la douleur. L'histoire est tragique. Robert demeurait, jusqu'en 1973, un batteur talentueux de jazz-rock. Il officiait au coeur du célèbre groupe Soft Machine, entité apparue à la fin des années soixante à proximité de Londres. Il apportait au groupe une touche de nonsense toute britanique. Virtuose à la batterie, il usait aussi de sa voix haut-perchée bien reconnaissable, et se risquait avec succès à des improvisations vocales. En 1973, lors d'une soirée entre amis, il tombe du troisième étage d'un immeuble, perdant ainsi l'usage de ses deux jambes. Après plusieurs mois d'hôpital, il ressort en chaise roulante, et se marie avec Alfreda Benge, compagne qui le soutient encore aujourd'hui, trente ans après. Il se retrouve paralysé à vie, incapable de poursuivre son éblouissante carrière de batteur. Et là, avec tout le naturel et l'optimisme qui le caractérise, il choisit de continuer à nous émouvoir, devenant chanteur. Sa musique va gagner en légèreté. Cette lourde épreuve ne ralentit en rien son inspiration. En 1974 est publié son chef-d'oeuvre Rock Bottom. Rares sont les albums qui savent déchainer les passions, tant chez la critique spécialisée que chez le public. Rock Bottom a remporté tous les suffrages, récolté tous les éloges. En France, il obtint le Grand Prix de l'Académie Charles Cros. La rumeur a longtemps soutenu que cette musique est née dans la tête de Robert Wyatt lors de son long séjour à l'hôpital, expliquant en partie l'atmosphère triste et angoissante parcourant l'album. Il n'en est rien. Il a composé cette oeuvre alors qu'il passait des vacances avec sa future femme, à Venise. Il est entouré d'eau. En résulte des sonorités aquatiques si caractéristiques de Rock Bottom, et des textes décrivant l'amour puissant et étrange unissant les deux êtres. Puis Robert Wyatt a longuement mûri cette musique sur son lit d'hôpital. Loin d'être une musique dépressive, elle représente au contraire un formidable cri d'espoir. Le cri d'un homme cloué à vie sur un fauteuil et trouvant la force de s'élever grâce à l'amour.
Rock Bottom est inclassable. Robert Wyatt puise dans les multiples influences de sa riche culture musicale, culture qu'il entretient depuis sa plus tendre enfance. Il voue une admiration sans limite à John Coltrane et Charles Mingus. La musique de Rock Bottom empruntant souvent au free jazz, elle se fait parfois dissonante, souvent harmonieuse, toujours d'une très grande richesse. La voix de Wyatt habite l'oeuvre toute entière : plaintive, fragile, planant au-dessus des instruments, récitant des textes poétiques et surréalistes. L'émotion est palpable. On ne peut décrire par de simples mots l'impression ressentie à l'écoute de Rock Bottom. Un sentiment de plénitude. Une plongée dans les profondeurs de l'âme du compositeur. Il nous emmène avec lui et tout le monde s'y retrouve. L'auditeur reste en apnée, se laissant dériver au gré des courants. Ils peuvent être tendres et méditatifs comme sur le premier titre Sea Song, magnifique chanson d'amour. Ils sont parfois violents : le morceau Little Red Riding Hood Hit The Road, dans lequel une étourdissante introduction de trompettes lointaines et entremêlées instaure une atmosphère lugubre, intense, oppressante. La voix de Wyatt survient sans prévenir, véritable cri implorant, chant évitant la noyade dans ce torrent implaccable imposé par des instruments déchainés. Les larmes montent. L'auditeur prisonnier chavire à l'écoute des morceux Alifib et Alife (déclinaisons du prénom de sa femme Alfreda), incroyable diptyque chargé d'émotion. Alifib, épisode le plus calme, présente une musique apaisante, doux et subtil mélange de guitare basse et de claviers immitant le clapotis de l'eau, le tout soutenu de bout en bout par le murmure de Wyatt, "Alifib" répété à l'infini, comme une respiration douloureuse mais vitale. Robert chante un texte minimaliste (constitué en partie de mots inventés) décrivant des rapports ambigus entre lui et l'être aimé. Jamais la voix de Wyatt n'a été aussi délicate et déchirante. Puis arrive Alife. Le climat bascule, devient littéralement malade, schizophrène. Wyatt rechante les mêmes paroles, ou plutôt les dicte, sur un ton automate. La pulsation macabre de la musique est l'unique point de rattache pour l'auditeur, effrayé par le jeu imprévisible et brutal des clarinettes ténore puis basse qui tentent d'imposer leur loi.
L'auditeur est introspectif, médusé devant tant d'étrangetés. L'oeuvre peut paraître confuse, destructurée, tant elle déborde d'idées. Les six morceaux la composant forment pourtant un tout cohérent. Perfection est finalement l'unique mot qui vient à l'esprit. Robert Wyatt a crée une oeuvre parfaite dans le fond et dans la forme, hors du temps, inusable, irrésistible. Elle ne perdra jamais le pouvoir de fascination qu'elle exerce depuis des années. C'est le lot de tous les chefs-d'oeuvre.
Mais attention, Rock Bottom ne livre pas immédiatement toute ses richesses. Sa musique est exigeante. La première approche est rarement concluante. Il faut savoir se montrer patient et apprendre à apprivoiser cette oeuvre qui révèle peu à peu sa splendeur. Le charme opère. Envoûté, vous y revenez régulièrement. Rock Bottom fait désormais partie de votre vie, et à votre tour vous ressentez ce désir indicible de l'offrir à votre entourage et de partager cette adoration qui vous aide à mieux vivre.
, premier message et dans mes bras direct pour cette formidable chronique d'un chef d'oeuvre total à classer à côté de five leaves left de nick drake, de starsailor de tim buckley ou du one nation underground de pearl before swine.
), grand tout simplement. comme tu dis, ça change une vie.
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à ranger aux côtés des disques de soft machine et autres Caravan...par exemple 
Créé le 04 Aoû 2012 10:28
