» 01 Sep 2020 10:04
Livre
Les six âges de l'incertitude
Le mathématicien lan Stewart explore dans « Les dés jouent-ils aux dieux? » la façon dont les humains ont tenté de prévoir l'avenir à travers le temps.
lan Stewart, professeur à l'université de Warwick (Royaume-Uni), est l'auteur de nombreux articles et d'ouvrages de vulgarisation scientifique.
Parmi les plus connus : 17 Équations qui ont changé le monde (2014, Robert Laffont), Dieu joue-t-il aux dés? (2014, Flammarion) ou encore Mon Cabinet de curiosités mathématiques (2013, Flammarion).
(Tiré du n° 883 de"Sciences & avenir/La Recherche)
Décrire de manière lisible, informative et non technique, les nombreuses façons dont les mathématiques sont désormais utilisées pour comprendre, quantifier, gérer et réduire l'incertitude. Tel est l'objectif que j'ai poursuivi en décrivant ce que j'ai appelé les "six âges de l'incertitude" qui représentent les nombreuses approches que l'humanité a développées pour faire face à ce qu'elle ne peut pas prévoir. Mais même les meilleures méthodes ne peuvent pas éliminer complètement l'incertitude! Et c'est tant mieux, car la vie serait très ennuyeuse si nous savions tout à l'avance...
Ainsi, dans le 1er âge, l'incertitude a été considérée comme le caprice des dieux, des démons ou d'autres êtres surnaturels. Pour tenter de les convaincre de leur être favorables, les humains ont notamment utilisé des méthodes magiques de divination.
Le 2e âge est celui de la science : nous découvrons que certaines choses que nous pensions imprévisibles ne le sont pas. Par exemple, il est possible de prévoir les marées plusieurs mois à l'avance.
Puis ce fut le 3e âge, celui des probabilités. En évaluant la probabilité d'un événement et en développant des méthodes de calcul, nous sommes à même d'évaluer les chances de succès ou d'échec et de gérer les risques. Mais nous avons découvert ensuite que le monde, à ses plus petites échelles, est irréductiblement imprévisible :
c'est le 4ème âge, celui du quantique...
Avant d'entrer dans le 5ème âge, celui de la théorie du chaos qui stipule que même lorsque vous connaissez les lois et que celles-ci sont déterministes, vous ne pourrez peut-être pas pour autant prédire l'avenir avec précision. Car les erreurs d'observation augmentent de façon exponentielle ! Enfin, le 6e âge fait la synthèse de toutes les méthodes ci-dessus (hormis la première). Toutes peuvent être combinées pour un bénéfice mutuel : les statistiques peuvent être utilisées pour améliorer les prévisions météorologiques fondées sur une dynamique chaotique, par exemple. Le chaos pourrait expliquer l'étrangeté du monde quantique, etc.
Cependant, une chose demeure : l'humain n'est pas un animal rationnel. Nous avons évolué pour prendre des décisions instantanées... sur la base d'informations insuffisantes! En fait, nous avons toujours tendance à rechercher des preuves qui valident notre décision et à rejeter le reste. C'est ce qu'on appelle le biais de confirmation.
Nos cerveaux sont ainsi des machines de décision dites bayésiennes [du mathématicien Thomas Bayes au XVème siècle], qui analysent le monde sur la base de croyances préexistantes : si quelque chose de nouveau correspond à nos croyances, celles-ci en sont renforcées. Si ce n'est pas le cas, nous ne croyons pas aux preuves. Ainsi, si des éléments semblent montrer qu'un ovni supposé est en réalité un ballon-sonde utilisé par un gouvernement pour une expérience secrète [affaire Roswell aux États-Unis en 1947], celui qui ne croit pas aux ovnis ajoute ces informations au poids de la preuve que ceux-ci n'existent pas; alors que celui qui y croit rejette ces éléments, les considérant comme de la propagande officielle pour dissimuler l'existence d'aliens.
Pour se protéger de ces erreurs de raisonnement, il a donc fallu mettre en place une méthode systématique — la méthode scientifique — grâce à laquelle la science a fait d'immenses progrès. Elle nous permet de distinguer la bonne science de la mauvaise. Prenons l'exemple de la pandémie de Covid-19. La quantité d'articles scientifiques publiés a été sans précédent. Or une grande partie n'a pas été évaluée par des pairs. Pour autant, il serait stupide de rejeter tout le processus scientifique ! Cependant, les modèles mathématiques sont imparfaits. Ils peuvent offrir l'illusion de certitude quand celle-ci n'existe pas.
Mais nous entrons peut-être dans un 7 âge de l'incertitude, l'âge sombre des fake news [les fausses nouvelles]. Nous avons inventé et déployé une technologie — Internet — qui était censée faire le bien mais nous avons par là même donné aux démagogues, aux théoriciens du complot et aux criminels des cyber-armes qu'ils peuvent utiliser très efficacement. Certes, il n'y a rien de vraiment nouveau dans tout cela, la propagande ayant toujours été un problème comme le rappelle la légende antique de Cassandre : même lorsque nous pouvons prévoir la tragédie à venir, les gens n'écoutent pas. Pour autant, il y a peut-être de la lumière dans l'obscurité comme nous l'enseigne la pandémie de Covid-19 qui a montré qu'un virus n'est pas sensible à la propagande. La réalité ne se soucie pas de nos croyances. »
■ Propos recueillis par Olivier Hertel tg @OlivierHertel
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