» 22 Jan 2022 17:41
Mon cher Ajr. Ton sujet fut l’occasion de rechercher dans ma discothèque des œuvres qui font voyager et de réentendre de grandes et belles interprétations en les resituant dans le lieu où elles furent enregistrées car ce lieu est lui-même un endroit magnifique qui leur a donné leur lustre naturel.
En écrivant cela, je pense à deux lieux d’enregistrements où le talent d’Igor a pu se trouver en harmonie avec l’endroit prestigieux où il oeuvrait : la collégiale gothique Saint-Martin de Champeaux en Ile de France et la grande salle de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg en Russie, un voyage dans le temps du moyen-âge et un voyage dans l’espace aux confins de l’Europe musicale.
Dans le cadre du festival d’art sacré qui se déroulait dans la collégiale Saint-Martin en 1995, Igor a enregistré la voix de la soprano Catherine SCHROEDER chantant l’œuvre de Hidegard von Bingen, une abbesse du 12 ème siècle, médecin, naturologue, poétesse et musicienne, qui glorifiait Dieu dans son œuvre, dans cette nature dont elle chantait les merveilleuses manifestations tant visuelles que médicinales et dont la contemplation apaisante conduisait l’âme vers sa paix originelle. Cette moniale (qui fut proclamé docteur de l’Eglise) exprima son incandescente conviction en vers latins et dans une musique dont les racines grégoriennes s’épanouirent en luxuriantes envolées.
Igor sut capter de maitresse façon la voix de Catherine SCHROEDER dont la sensualité parcourant tout le registre de la féminité a fait monter dans les voutes de l’église ce vieux texte latin comme l’éclosion d’une vérité d’autrefois répétée à nos oreilles par le sortilège de l’art. Elle chante parfois seule parfois en duo avec une autre soprano Catherine SERGENT. La parfaite lisibilité de la prise de son permet de distinguer parfaitement la voix de l’une et la voix de l’autre, qu’elles chantent ensemble ou en se répondant. Leur chant est tantôt a capella, tantôt accompagné par une vièle ou des cloches de différents timbres qui se prolongent dans l’architecture de la collégiale. Ces instruments ne sont que des accompagnements et ne doivent pas entacher la pureté des voix ; c’est ce que la stéréophonie bien conduite de l’enregistrement donne à entendre en plaçant toujours les instruments derrière les voix.
L’œuvre de Hildegard von Bingen s’intitule « O Nobilissima Viriditate », ce qui pourrait se traduire par « O très noble (chose) verdoyante » ; un vrai titre d’écologie sacrée.
La musique désespérée de Bartok délivre évidemment un tout autre message à la veille de la seconde guerre mondiale. Il ne s’agit plus de magnifier la verte harmonie entre le monde terrestre et le monde divin mais de remplir la salle de concert d’une émotion disloquée par le truchement d’un art contrapuntique très construit qui oppose les différents pupitres de l’orchestre indiqués dans le titre de l’œuvre.
L’œuvre s’ouvre par un exposé des cordes déchirées au scalpel qui, partant de rien, se déploie dans un puissant crescendo, s’entêtant par un coup de cymbale, puis s’apaise dans un souffle à peine audible comme sur un murmure de soumission. Elle se développe dans les mouvements subséquents par un dialogue martelé entre tous les éléments de l’orchestre qui se combattent parfois avec fureur, un dialogue furieux sans-doute mais parfaitement maitrisé comme si le monde dont Bartok esquissait musicalement les contours tournait définitivement le dos à l’harmonie des choses pour présager l’inéluctable guerre civile qui allait détruire l’Europe.
Je crois avoir entendu de la bouche d’Igor lui-même que l’acoustique de cette salle de Saint-Pétersbourg était tout-à-fait exceptionnelle. C’est dans ce haut-lieu de la musique qu’Igor a réalisé son magnifique enregistrement où la localisation précise des instruments permet de situer dans l’espace et d’individualiser les interventions de chacun des pupitres.
Une écoute attentive incite ainsi de bien percevoir que Bartok a scindé les cordes de son orchestre en deux parties qui se répondent. Dans l’enregistrement, les cordes occupent les deux côtés du champ stéréophonique. Derrière, on entend les percussions et, plus en avant occupant l’avant de la scène sonore, le piano au centre, la harpe et le célesta à droite, le xylophone à gauche.
Les percussions, qui occupent le fond de l’espace, sont nombreuses (pas moins de 4 exécutants dans cette version). J’ai perçu les timbales et la cymbale au centre, la grosse caisse à gauche de la timbale et le tam-tam (une grande surface résonante) à droite des timbales, les tambours devant les timbales. Il arrive que ces percussions se répondent et cela s’entend précisément.
Voici ce qu’écrivait Etienne Bertoli, l’auteur du livret d’accompagnement du disque CALIOPTE : La disposition de l’orchestre spécifiée dans la partition est particulièrement instructive. Les instruments à cordes sont divisés en deux groupes qui encerclent l’orchestre, les contrebasses étant dans le fond, le son montant du plus grave vers le plus aigu au fur et à mesure que l’on se rapproche du chef d’orchestre. Au centre du dispositif, on observe le groupe des percussions (deux tambours militaires avec et sans timbre, des cymbales, un tam-tam, une grosse caisse, des timbales) puis les claviers (célesta et xylophone) et enfin, sur le devant de la scène, le piano et la harpe. C’est ce que l’enregistrement d’Igor permet d’entendre naturellement et parfaitement.
Le très beau disque d’Hildegard von Bingen (qui pourrait figurer en très bonne place dans les disques de référence de tout audiophile, avec l’avantage d’écouter en même temps une belle musique qu’on n’est pas coutumier d’entendre) est édité par "Les Productions du Cloître de Champeaux". Il semble encore disponible sur internet.
La Musique pour Cordes, Percussion et Célesta de Bartok dans la version de l’Orchestre Philarmonique de Saint-Pétersbourg sous la direction de Emmanuel Leducq-Barum a été édité par Caliope et devrait se trouver sur Qobuz.
Ce n’est que mon avis.
Cordialement Olivier