Sa biographie marque Jean Ferrat, né Jean Tenenbaum, qui a dû porter l'étoile jaune en 1942 (il avait une douzaine d'années) et dont le père est mort à Auschwitz!…
Nuit et brouillard est une chanson engagée — même encore maintenant (cf. Ferrat "soupçonné" de quasi négationisme:
http://www.jean-ferrat.com/armenie.html ) — qui lui a valu d'être interdit d'onde pendant des années.
Qu'il ait des idées politiques, profondément ancrées dans son enfance et sa personalité est une chose. Mais il me paraît difficile de l'y réduire. J'ajoute que je vois beaucoup plus une expression du «romantisme révolutionnaire» dans ses textes:
J'ai tremblé devant la colère
Des va-nu-pieds des paysans
Renversant l'ordre millénaire
Dans la fureur et dans le sang
J'ai vu la terreur apparaître
Les châteaux partir en fumée
Les délateurs régner en maîtres
Dans une France sans pitié
(Bicentenaire)
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd'hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France
…/…
Leurs voix se multiplient à n'en plus faire qu'une
Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs
En remplissant l'histoire et ses fosses communes
Que je chante à jamais celle des travailleurs
Ma France
(Ma France)
Et encore l'une des plus récentes (je préfère cette expression à "l'une des dernières"):
Ainsi donc ainsi donc
Contre la faim contre la haine
Contre le froid la cruauté
De la longue quête incertaine
Pour affirmer sa dignité
Ainsi donc ainsi donc
Il nous faudrait tout renier
De la bataille surhumaine
Que depuis l'âge des cavernes
L'homme à lui-même s'est livré
Ne tirez pas sur le pianiste
Qui joue d'un seul doigt de la main
Vous avez déchiffré trop vite
"La musique de l'être humain"
Et dans ce monde à la dérive
Son chant demeure et dit tout haut
Qu'il y a d'autres choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo
Qu'il y aura d'autres choix pour vivre
Que dans la jungle ou dans le zoo
Que ça le mène au bord du manque de lucidité — juste au bord: lisez bien le texte, en particulier les deux derniers couplets — c'est possible:
Et maintenant Cubain pauvre comme Cuba
Je suis libre et ma femme a la couleur du sable
S'il n'y a rien à manger on danse la conga
Mais les chiens restent sous la table
Cuba, Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba, Cuba sí
Cuba, Cuba... sí
Adieu Cuba adieu mon rêve à la peau brune
Mes éperons d'argent sonnent sur tes galets
Et mon cheval rêvé qui renifle la lune
Piétine déjà l'eau salée
Que je devienne un jour un vieux singe ridé
Que le ciel de Cuba se brise comme verre
Je sais que l'on peut vivre ici pour une idée
Mais ceci est une autre affaire
Cuba, Cuba, Cuba sí… etc
Le ciel de Cuba se brise, Adieu Cuba, adieu mon rêve: mais on peut vivre ici bas pour une idée. De même, relire le texte du
Bilan (ça doit dater de 1980) est aussi une précaution à prendre.
L'opposition de la réalité (vévue comme un mal, une matière qui résiste) avec l'idéal (le produit de la liberté individuelle, l'élan de la liberté intérieure) s'exprime ici sous l'une des formes de la conscience tragique. Au lieu de se convertir en "sentiment tragique de l'existence" (à la Miguel de Unamuno), il s'exprime en une négation active de l'ordre du monde au nom de l'idéal. Protester contre le monde devient en somme une attitude existentielle nécessaire permettant de décrire et de juger un cours de l'histoire qui n'en finit pas d'avoir tort.
Les anciens combattant de 14-18 ont fourni à ceux de 40 un modèle du "plus jamais ça"; les résistants de 40-45 ont fourni à la génération d'après un modèle de sacrifice héroïque pour "changer le monde"; la génération qui a fait 68 a sans doute vécu sur ce modèle illusoire-romantique beaucoup plus qu'on ne le dit habituellement. Et il y a bien des chances que ce modèle "autre" offre encore aujourd'hui bien de la puissance de séduction. Difficile, en somme, d'en "vouloir" à Ferrat d'avoir été du côté des persécutés, des pauvres et des victimes, que ce soit pour 39-45, pour l'Indochine et l'Algérie, voire aussi pour les autres formes de domination…
Cela dit, ça n'est pas tant cet aspect-là qui me plaît chez Ferrat, que celui de la poésie quotidienne ou de la poésie des choses de tous les jours:
Lorsque s'en vient le soir Lorsque s'en vient le soir qui tourne par la porte
Vivre à la profondeur soudain d'un champ de blé
Je te retrouve amour avec mes mains tremblées
Qui m'es la terre tendre entre les feuilles mortes
Et nous nous défaisons de nos habits volés
Rien n'a calmé ces mains que j'ai de te connaître
Gardant du premier soir ce trouble à te toucher
Je te retrouve amour si longuement cherchée
Comme si tout à coup s'ouvrait une fenêtre
Et si tu renonçais à toujours te cacher
Je suis à tout jamais ta scène et ton théâtre
Où le rideau d'aimer s'envole n'importe où
L'étoile neige en moi son éternel mois d'août
Rien n'a calmé ce cœur en te voyant de battre
Il me fait mal à force et rien ne m'est si doux
Tu m'es pourtant toujours la furtive passante
Qu'on retient par miracle au détour d'un instant
Rien n'a calmé ma peur je doute et je t'attends
Dieu perd les pas qu'il fait lorsque tu m'es absente
Un regard te suffit à faire le beau temps
Lorsque s'en vient le soir qui tourne par la porte
Vivre à la profondeur soudain d'un champ de blé
Je te retrouve amour avec mes mains tremblées
Qui m'es la terre tendre entre les feuilles mortes
Et nous nous défaisons de nos habits volés
On trouverait aussi des chansons de Jean Coulonge chantées par Ferrat allant dans ce sens. Il y a là une inspiration commune avec Brassens (
Pauvre Martin, pauvre misère: il y a une chanson de Ferrat reprenant ça, je n'arrive plus à remettre la main dessus), ou avec des chansons de Ferré (
La vie d'artiste par exemple), et bien sûr Brel. Cette inspiration, me semble-t-il, renvoie à une autre veine (non moins romantique!!!) que l'on trouve dans la chanson réaliste: le fait de grandir en l'esthétisant la vie quotidienne et populaire. Raison pour laquelle je faisais allusion à Richepin. Certes, il y a romantisme ici, mais non pas le romantisme de la conscience d'opposition ou de la révolution. Celui qui, au contraire affirme la valeur de la vie "spontannée", "naturelle", le goût en somme de la vie telle qu'elle surgit en sa saveur première, dans le peuple, avant toute hypocrisie ou reformulation artificielle.
Cdlt
