» 21 Oct 2012 13:43
Drácula
Réalisateur : George Melford
Synopsis : Le comte Drácula quitte sa Transylvanie natale (?) pour s'installer en Angleterre, où il a très vite des vues sur sa voisine, Eva Harker.
Présent en bonus sur le disque du Dracula de Tod Browning, la version tournée en espagnol fait partie de ces curiosités qui ont longtemps été un secret bien gardé.
Je rappellerai juste les faits.
Au début du parlant, il était courant de tourner en simultané un film en plusieurs langues sur le même plateau, en conservant parfois une partie de la distribution et de l'équipe technique. Les premiers Fritz Lang parlants, comme Le Testament du Dr Mabuse, M le maudit, étaient ainsi des co-productions européennes, tournées également en anglais ou en français. Laurel et Hardy ont joué certains courts métrages en français ou en espagnol en mémorisant leurs lignes de façon phonétique (d'où la tradition de les faire parler dans les doublages avec un accent anglais). Parfois certains plans d'ensemble étaient recyclés de la version principale. Et le plus souvent, la version tournée dans une autre langue était inférieure, car jouée à la va-vite par des acteurs qui ne parlaient pas forcément couramment la langue, et souvent amputée de quelques minutes, des scènes sautant ça et là.
Et l'exception la plus connue est le Dracula espagnol, tourné en parallèle avec la version en anglais de Tod Browning.
Le film dure en effet vingt minutes de plus (une demi-heure depuis le montage censuré du Dracula de Browning en 1936), des scènes de transition ont été rajoutées, le tout à l'initiative du producteur en charge de cette version et du réalisateur (qui ne parlait apparemment pas espagnol). Certains disent même que cette version est supérieure à l'originale, vu que l'équipe, qui avait visionné les rushs de Browning tournés dans la journée, avait la possibilité d'améliorer les scènes qu'ils tournaient ensuite en soirée.
Sauf que, bon, c'est un peu exagéré de dire ça, un peu comme quand on vous explique que "Pas de printemps pour Marnie" est un chef d'oeuvre incompris ou que la période psychédélique des Stones est à réévaluer. Ça n'est pas aussi flagrant dans la pratique.
Le film de Melford est un peu plus animé que celui de Browning (qui n'est pas non plus un chef d'œuvre, politique des auteurs ou pas), mais aussi quelque part plus quelconque et plus banal sans l'interprétation iconique de Bela Lugosi. L'acteur espagnol qui le remplace conserve son jeu outré mais, là où Lugosi ne posait que quelques touches, son homologue fait durer les numéros de cabotinage plus que nécessaire et ressemble par moment à un Nicolas Cage en roue libre. Et Melford n'a pas repris de Browning le procédé consistant à éclairer spécifiquement les yeux du vampire.
Le personnage qui est le mieux servi par le nouveau script est Renfield, qui a droit à des scènes bien plus étoffées. Dwight Frye est certes plus intense dans la version de Browning mais le rôle en espagnol a quelques atouts nouveaux, notamment une oscillation entre folie et lucidité plus creusée, ce qui colle bien au jeu de son interprète. Le dernier changement majeur est qu'Eva (et non Mina) Harker est joué par une actrice brune non soumise aux règles de censure que les studios commençaient à mettre en place et que son jeu est moins guindé (ou frigide) que celui d'Helen Chandler. Disons simplement que Lupita Tovar se retrouve pendant la dernière partie du film en nuisette et que celle-ci, en plus d'être décolletée, est aussi un peu translucide (un atout inattendu de la HD...), ce qui permet de comprendre pourquoi l'actrice a ensuite fait la conquête du patron de la branche européenne d'Universal. Enfin, les personnages secondaires ont droit à plus de développements, certaines explications sont plus précises, mais des incohérences sont également introduites.
J'ai apprécié quelques effets de mise en scène tout au long du film, notamment les cadrages sur l'escalier de l'abbaye dans la dernière séquence, qui sont bien plus imposants à mes yeux que dans la version de Browning et qui ont dû inspirer le style visuel du puits dans Le Labyrinthe de Pan. Dans l'ensemble, c'est en tout cas une version très instructive, qui attire l'attention sur les partis-pris respectifs de mise en scène des deux réalisateurs, l'un plus "puriste", l'autre plus pragmatique. C'est un peu comme un élève qui copie sur un autre pendant une rédaction et qui rajoute au passage quelques idées à lui, parfois bonnes, mais montrant dans d'autres cas qu'il n'a pas compris ce que son voisin avait voulu faire.
Image : très très réussie, peut-être même un chouïa au dessus de la version habituelle (un meilleur état de conservation du négatif ?). L'image est très nette, le grain et le contraste semblent intacts. Le problème principal est qu'une bobine a été perdue (la troisième, avec la fin du séjour de Renfield, la traversée et l'arrivée de Dracula à Londres). On a retrouvé il y a quelques années une copie intégrale dans une cinémathèque cubaine et l'image de la bobine retrouvée est très nettement inférieure au reste du film, mais ça passe tout de même (et Universal n'a pas essayé de lisser le résultat).
Son : pareil que pour la version de Browning. À noter que Melford s'est débrouillé pour laisser plus de musique dans le film (la conversation à Londres se déroule pendant qu'un orchestre joue du Wagner, là où on n'en entendait que les dernières notes chez Browning).
Suppléments : Lupita Tovar assure l'introduction de la version espagnole dans une vidéo (optionnelle) qui doit remonter à une petite décennie. L'actrice est aujourd'hui centenaire et elle est (avec Carla Laemmle, la nièce de Carl Laemmle que l'on voit dans la calèche au début de la version anglaise) une des dernières actrices de muet encore en vie.