Délire d’Elear ou dédain d’Odin?Malgré le jeu de mots (laid) pour les gens (bêtes) présidant à cette petite comparaison, je précise tout de suite que je n’ai PAS l’intention d’établir une hiérarchie, ni de jouer au petit jeu du casque qui projette au plus loin son jet d’urine. On me dira qu’entre un casque à près de 2500€ et un autre, à 1000€, ça serait tout de même normal que le premier soit 2,5 fois – et même, pour être précis: 2,45 fois! – meilleur que le précédent. Mais mon organisme et ma psychè n’étant connectés à aucune calculette, je suis tout simplement incapable de me livrer à ce genre d’opération. En revanche entre un casque à environ 20 jours de SMIC et un autre, qui en coûtera un peu plus de 50, je tiens à rappeler que le choix n’est pas offert à tout le monde, mais à une fraction très peu nombreuse de la population – et ce, même dans nos contrées. En d’autres termes, il s’agit à l’évidence d’un produit de luxe et personne ne peut dire avoir réellement “besoin” de ce type d’objet, au sens où chacun a besoin de respirer, de manger, d’un toit sur la tête, etc. Chacun sait qu’il existe des montres qui coûtent 1000, 2500, 10000, 25000€ – et même plus: on peut cependant douter que les plus coûteuses permettent d’être plus à l’heure que les plus économiques pour prendre son train… Il est bien possible que je fasse partie du petit nombre de ceux que la “qualité” indiffère quelque peu en regard de la “musicalité”, mais il m’est déjà arrivé de découvrir avec une immense émotion, un morceau de musique grâce à mon autoradio ou à un radio-réveil à bas prix.
À quoi bon, me diras-tu – car je te connais et je sais que tu es têtu! – avoir des casques à pas de prix pour écouter sa musiquette, si le premier bidule en plastique peut suffire? C’est que vois-tu, lecteur impatient, la nature humaine est telle que nous désirons ce dont nous n’avons nul besoin et non le strict nécessaire, et que, d’autre part, de ce désir naît un certain plaisir, fort différent du simple contentement. Bref, tout ça pour dire que si tu attends de moi de te dire lequel des deux, de l’Odin ou de l’Elear, serait le meilleur, la suite te décevra, car je ne suis pas même certain que mes préférences resteraient stables dans la durée. Ce sont, comme je vais le dire, deux casques différents, chacun ayant son charme et ses qualités propres – et assez différents, si j’en avais les moyens, pour que le caprice et les circonstances puissent me pousser à avoir… les deux…
Ayant donc usé (et abusé) du tandem Elear+Auris, je me suis fait zune petite liste de morceaux assez différents les uns des autres pour tenter d’exprimer au mieux les personnalités du premier et de l’Odin:
- de Bach, la
Sarabande de la
Suite pour le luth, BWV 995, interprétée par Hopkinson Smith, disque sorti en 1986, sous le titre
L'œuvre de Luth, chez l’Astrée, et ressorti ensuite chez Naïve
- de King Crimson,
Red, version donnée en concert à Montréal en 1984, et sortie en CD en 1998 dans l’album intitulé
Absent Lovers chez Discipline Global Mobile
- de Britten, le
Scherzo Allegro Molto, de la
Suite pour violoncelle, n°2, op.80-3 interprétée par Mstislav Rostropovich dans un CD sorti en 1989 chez Decca
- un tube du groupe “sudiste” Lynyrd Skynyrd,
Sweet Home Alabama, sorti pour la première en 1974 sur l’album
Second Helping et dont il existe de nombreuses sorties en CD (par exemple, chez Geffen, en 2016)
- la plage 5 de l’album
Joan Cabanilles, Batalles, Tientos & Passacalles:
Corrente Italiana (Obertura), interprétée par Jordi Savall, disque sorti chez AliaVox en 1998
-
Kefal, la plage 7 de l’album d’Ilhan Ersahin et Erik Truffaz, Istanbul Sessions With Erik Truffaz, sorti en 2012 chez Nublu Records
- la
Sonate 16 de John Cage, interprétée par Boris Berman, sur le CD sorti en 1999 chez Naxos,
Sonates et Interludes pour piano préparé de Cage -
High Hopes, morceau du Pink Floyd, sorti en 1994 sur l’album
The Division Bell, et ressorti récemment fichiers HD 24/96
-
My Own Vineyard I Did Not Keep de Boris Yoffe, par le quatuor Rosamunde et l’Ensemble Hilliard, album sorti en 2011 chez ECM
- et enfin,
Venus, de John Coltrane, sorti en 1967 sur l’album
Interstellar Space, dont il existe un grand nombre de reprise en CD chez Impulse
Je dois souligner le sérieux de mes préparatifs: j’ai laissé l’Auris chauffer toute la matinée (non pas en vain, car je ne suis pas du genre à dégueulasser la planète avec une empreinte carbone inutile, mais en écoutant du Pink Floyd après y avoir branché mon HD800), pris soin de placer à portée main une quantité élevée de café et de mes cigarillos cubains préférés, et veiller à sortir, nourrir et chérir mon chien assez pour que, repus, il s’affale à mes côtés pour pioncer. Ça n’a l’air de rien, mais tout ça, c’est du boulot!
Je pourrais dire, pour simplifier, que l’Odin sonne plus compact et plus chargé dans le grave, avec de la présence dans le médium, tandis que l’Elear, propose une restitution plus aérienne et libérée dans l’aigu – mais je ne le ferai pas: la simplification, en effet, n’est pas digne de l’audiophile et de plus, je préfère compliquer les choses, sans quoi n’importe qui pourrait en faire autant, et, je te le demande, où irions-nous?
- Sarabach de bande, donc, ou l’inverse, pour commencer: avec l’Elear, l’interprétation d’Hopkinson Smith est superbe à la fois de détachement méditatif (ce qu’il faut car, malgré, le mot de “sarabande”, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ça n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler de la musikdeudjeunz) et de précision aérienne, là où l’Odin propose plus de “poids” dans le médium, un son qui semble à la fois plus proche et plus consistant. Il m’est évidemment impossible de dire lequel des deux “a raison” – mais pour avoir entendu pas mal de fois de la musique baroque dans des salles assez différentes, et plusieurs fois du luth, disons qu’avec l’Odin, on est dans une salle certes réverbérante, mais sans que cela interdise un son bien focalisé, là où l’Elear donne une impression de salle plus grande et d’un instrumentiste placé plus loin.
-
Red de King Crimson, l’une des innombrables versions live de ce groupe qui a à son actif plus de 160 disques (quand on aime, on ne compte pas – en tout pas, pas sur moi).
L’Elear, donne assez de poids à la basse et à la grosse caisse, pour qu’on soit assuré de n’éprouver aucune frustration – en tout cas, je ne regrette pas de ne pas avoir fait un détour à Montréal il y a une trentaine d’années, non seulement parce que ça n’était pas direct par le bus, mais parce qu’à tout prendre, écouté au casque, ce disque donne bien une impression de concert de rock en live. Les effets stéréo – par exemple la guitare, qui ne s’entend que d’un côté de la scène, vers 3’, avant que l’autre, de l’autre côté, ne lui réponde – sont spectaculaires, même si les instruments sont perçus un peu “en arrière” par rapport à une écoute sur enceintes. En passant directement à l’Odin, j’ai, cette fois, l’impression d’un petit surcroît de transparence – ce que j’ai interprété comme de la “distance” en écoutant Bach. Il n’est pas du tout certain que le Kennerton descende plus bas, dans le grave, que le Focal, mais il y a une sensation d’impact, un côté physiologique et “rentre dedans” (façon Hellfest mélangée de country, gros cuir, tatouage, chapeau texan et bière à gogo), dans ce registre, que l’on n’a pas avec l’Elear, qui est un peu plus, disons, détaché – peut-être plus enclin au classique qu’au rock à papy.
- et maintenant, un petit bout de la deuxième
Suite pour violoncelle de Britten par Rostro: écouté avec l’Odin, ce morceau fait bien entendre que ce casque propose une certaine redondance dans le haut grave/bas médium, ce que l’on peut, ou non, aimer – tu vas me dire: “et le dub, qu’est-ce qu’il en dit?”, à quoi je te répondrai: “ça dépend des jours, car je suis volage et changeant”… Car ça n’est pas non plus une coloration qui nuirait à l’articulation. Simplement l’Elear propose une restitution plus linéaire, probablement plus neutre et qui me semble aujourd’hui (mais va savoir si demain…) plus élégante. Je note également que la transparence et l’articulation dans le registre grave sont particulièrement réussies – comme en témoignent, dans ce registre, les extinctions de notes et la réverbération. Sur ce type de musique, le Focal n’a pas grand-chose à envier, dans ce domaine, aux ortho, de chez Kennerton et d’ailleurs, ce qui, àmha est déjà une prouesse pour un électrodynamique dans ce registre de tarif!
- “one, two, three”: let’s go back home in Alabama! – car, oui, j’ai beau aimer le Bordeaux, particulièrement le Saint Estèphe, si possible de plus de cinq ans (si tu veux m’en livrer quelques caisses, écris-moi, je te dirai où les poster), j’ai aussi beaucoup de goût pour la bière qui coule à flot, entre deux verres de bourbons: j’aime autant le foie gras aux truffes que le pâté, frittes, vinaigre et mayo… Et si tu me dis que tu ne vois pas le rapport, je ne peux vraiment rien pour toi. L’Elear procure un bon gros son, bien rond et bien entraînant: à se croire, en été, quelque part sur une petite route entre Clermont-Ferrand et Bergerac, au volant de sa voiture, fenêtres ouvertes, à chanter tout seul…
Certes, quand on passe directement à l’Odin, on se dit que “ah, oui, certes, mais quand même…” Là, je ne conduis plus un Modus diesel, mais un bon vieux Station Wagon à flancs en bois, et une odeur de Four Roses vient de la boîte à gants! Un peu plus de transparence en haut et d’impact en bas – la même envie, difficile à réprimer (et d’ailleurs, pourquoi faire?) de taper du pied: Big wheels keep on turning, carry me home to see my kin, singing songs about the south-land…
- et, pour changer (ben si: tu me dis sans arrêt que j’écoute sans arrêt le même morceau, mais là, j’ai changé de plage!), un petit coup de Jordi Savall: sur ce morceau, m’apparaît aussi comme une différence, une image un peu moins “en arrière”, un peu plus latéralisée, avec l’Odin qu’avec l’Elear – chose que j’ai moins repérée précédemment. L’équilibre de l’Elear le porte plus vers le haut médium que celui de l’Odin, plus enclin à appuyer le médium et le bas médium – certains entendront peut-être cela comme un peu plus de détails dans le haut du spectre sur le premier, d’autres, comme plus de chair autour de l’os dans la restitution avec le second. Dans les deux cas, pourtant, je pense que ça se tient et que l’Elear supporte extrêmement bien la comparaison!
-
Kefal, le poisson sacré, écouté avec l’Elear, surprend énormément car le morceau est extrêmement saturé en grave – et un grand nombre de casques électrodynamique auront du mal à ne pas exprimer cela en se répandant en flatulences diverses et variées… Ici, non seulement on a de belles nappes de grave (le son, pas le pinard!) mais, qui plus est, ni la trompette ni les percussions ne souffrent aucun effet de recouvrement, tout reste à la fois distinct et net. Et en comparaison directe avec l’Odin, c’est à peine si l’on remarque que le grave est un peu plus tenu, un peu plus net et un peu mieux modulé dans les attaques et les variations d’une note à l’autre. La trompette de Truffaz, en revanche, me semble un poil plus brillante (on se calme: j’ai pas dit agressive!) et plus présente qu’avec l’Elear.
Bon, petite pause, histoire de refaire le plein de café et de petits gâteaux (oui, je t’ai pas dit, mais dans l’attirail prévu pour ce type d’écoute, il y a aussi des spéculos, aliments indispensables de l’honnête homme!).
- Continuons avec un peu de piano préparé à la sauce Odin, pour suivre: ça commence par une sorte de comptine, un peu enfantine, un peu titubante et mal ficelée – mais mine de rien, il n’y a pas beaucoup de casques capables de rendre les petites distorsions qui se font entendre dans les extinctions de notes et de faire sentir aussi nettement le martèlement sous les doigts du pianiste (il faut croire que, lors de la prise de son, il y avait beaucoup de micros de proximité).
Le passage à l’Elear ne joue pas en sa défaveur, car il insiste un peu plus dans l’aigu, ce qui donne bien l’impression de musique “cristalline”, voulue par John Cage – et ce même si j’ai le sentiment – peut-être fallacieux, qui sait? – que les extinctions de notes sont moins longues et moins riches… Un peu comme si, avec le Focal, on avait pour le coup – et au contraire de ce que j’ai dit plus haut! – plus “le nez dessus”…
- et maintenant, plaçons de grands espoirs dans la cloche du Palais de Westminster – mais quand même plus dans la troisième (et dernière) formation du Pink Floyd: l’Elear propose une très belle restitution du début du morceau (qui fait évidemment penser à cet autre morceau,
Grantchester Meadows, qui lui est antérieur d’un quart de siècle). Même si l’image est moins large sur l’Elear, il y a tout de même assez d’espace pour bien rendre justice à ce morceau, et surtout suffisamment d’ampleur, sur la basse et la grosse caisse qui font contrepoint à la cloche et au clavier.
Alors certes, le passage direct à l’Odin me le fait un peu préférer à l’Elear – non pas dès le début, mais parce qu’il procure vite un peu plus, sinon d’ampleur dans le registre grave, au moins d’impact et de netteté dans la modulation. Cela étant, il s’agit bien d’une comparaison directe et à tête reposée – et, sur la durée, je n’ai aucun doute: je pourrais très bien, comme dit, “vivre avec” l’Elear sans me poser de question. Car, aussi illogique que ça puisse paraître, ça n’est pas parce que l’un en fait plus que l’autre, que l’autre en procure moins…
- Petit détour par “je n’ai pas conservé mon propre vignoble” (dans mon cas ça serait “ma houblonière”) du russe Boris Yoffe, parti en Israël au début des années 90: superbe disque, très méditatif, et qui fait dialoguer chants et quatuor. Un peu de lecture peut-être, histoire de ne pas être totalement perdu – comme on l’est souvent, au début, tout au moins – dans cette musique contemporaine
https://ecmreviews.com/2014/12/25/song-of-songs/Beaucoup, j’en suis sûr, préféreront l’Elear à l’Odin, non seulement en raison de son confort nettement supérieur – car c’est un modèle du genre –, mais pour la restitution plus légère, plus sereine et plus posée. Le terme de “brillant” ne convient sans doute pas, car il n’y a pas de soupçon d’agressivité ici: il ne s’agit pas de sibilance, ou de redondance du haut médium, au mauvais sens du terme, mais de plus d’élégance et d’aération dans ce registre. Le violoncelle du quatuor, en revanche, perd un peu de poids et d’ampleur: alors, à nouveau, on peut se demander, lequel préférer, lequel est “dans le vrai”, lequel est le plus charmeur…
- et enfin, pour finir, une ode à la déesse de l’amour, coincée entre le dieu de la guerre et le dieu de l’Olympe, et qui fête son demi-siècle – avant dernier disque (mais posthume) de Coltrane, mort six mois après la sortie de cet espace interstellaire ou résonne encore le saxophone de Coltrane: vous êtes prévenus, ce disque est la Mecque du free jazz, la boussole et le zénith de l’avant garde jazzistique – certains diront l’aboutissement et l’apothéose du be-bop (mais bon, n’exagérons rien non plus).
Donc et autrement dit: ni mélodie, ni rythme, pas plus binaire que ternaire ou tertiaire – apparente improvisation permanente qui ferait croire au béotien (lequel est, on le sait, souvent bas de plafond en même temps que voisin de pallier), que c’est du “bruit”! Alors que bon, ferme les yeux et laisse-toi porter: on en reparlera quand tu seras revenu, si jamais tu en reviens… Ce genre de musique, ça te saute au visage comme un labrador âgé de 3 mois: mais une fois apprivoisée et assagie, c’est aussi affectueux et réconfortant!
Raison de plus pour ne pas écouter ça sur n’importe quoi, d’autant que le saxophone est enregistré de près et peu facilement devenir agressif ou fatiguant. L’Elear est ici quasi parfait dans le rôle de l’outil qui “laisse passer”. Juste à la limite à mon goût, au sens où, comme on dit de certains gâteaux particulièrement riches: “plus, ça serait trop”! L’Odin est – peut-être – à peine plus précis et plus transparent sur les percussions et les cymbales qui ouvrent et referment ce morceau, en revanche, il estompe peut-être un tout petit peu certaines stridences – voulues – du chant amoureux de Coltrane: à moins que l’Elear ne les renforce un peu? Aussi difficile à trancher que la question de savoir si l’amour et Vénus sont plus ondoyantes ou plus durables, plus douces et agréables, ou plus piquantes voire douloureuses. Non?
Cdlt
et pourquoi pas de la haute fidélité pendant qu'on y est! 
